A l'aube du troisième millénaire, retournons un instant en plein coeur du romantisme français,
et transportons-nous en une fin d'après-midi de l'été 1842.

     
     


Dans sa maison de Versailles, assise à son bonheur-du-jour, trempant sa plume à moitié écrasée dans l'encrier,
Sophie Gay [1776-1852], s'adresse à sa fille Delphine Gay de Girardin [1804-1855], tout comme le fit jadis en 1674, Madame de Sévigné avec sa fille Madame de Grignan.

Rien de bien étonnant à cela, si ce n'est l'instant où la plume de celle qui reçu dans son salon tout le gotha des écrivains et artistes de l'époque : Mme Récamier, Chateaubriand, Victor Hugo, Sainte-Beuve, Vigny, Lamartine, Balzac, Alfred de Musset, Alexandre Dumas, Jules Hanin, George Sand, Isabey, Talma, Scribe, Eugène Sue, Madame de Staël, Mélanie Waldor...

griffonne le papier et que soudain apparaît au commencement d'une volute,
le nom "
Mesnil-Saint-Denis".

Sophie Gay, par J.B. Isabey

 

Delphine Gay de Girardin,
par Louis Hersent

 
Glissons-nous discrètement derrière son épaule, et écoutons les confidences d'une femme dont Balzac, dira qu'elle avait l'esprit, la beauté et les amours des reines du temps passé.
     
     
  Versailles, 20 septembre 1842  
       

[...] ce tems moitié pluie, moitié soleil convient mieux à ma santé que la grande chaleur aussi en-ai je profité pour faire quelques visites dans les environs. [...]

J'ai été visiter aussi une autre puissance déchue : les ruines de Port-Royal. M. et Mme Gauthier, les propriétaires du château féodal du Mesnil-Saint-Denis où Mme de Sévigné allait dîner chaque fois qu'elle visitait la Mère Angélique, la soeur du Grand Arnault, l'abbesse du Port-Royal femelle, m'avaient invitée à faire comme elle, c'est à dire dîner dans leur château.

En sortant de la vallée où Pascal pensait Les Pensées, je suis partie par un assez beau tems d'ici pour me rendre 4 heures plus loin où se trouve le Mesnil-Saint-Denis.

Reçue de la manière la plus gracieuse par les châtelains et leur nombreuse famille, j'ai parcouru cet immense château et le parc jonché de souvenirs féodaux. On voulait absolument me retenir à coucher dans la chambre de Mme de Sévigné. Je me suis trouvée indigne de tant d'honneurs.

Au retour de la promenade dans le parc, nous avons trouvé les calèches attelées pour nous conduire à Port-Royal qui est à une lieue et demie du Mesnil, et dans un lieu d'un aspect si austère, si désert, qu'on s'y croirait au bout du monde, ce qui explique fort bien la prédilection de nos grands penseurs pour cette retraite entourée de montagnes couvertes de bois, avec une petite rivière, et la vue bornée de tous côtés.

C'était si bien leur intention de n'être point distraits par un site riant que de la chambre du père Arnault, on avait fermé, muré même les fenêtres qui donnaient sur la partie la plus agréable de la vallée pour n'avoir de jour que sur un verger fort triste. La chambre de Racine et de Pascal donnent de ce même côté. Je ne puis te dire l'effet presque religieux que la vue de ces chambres des petites fenêtres près desquelles ces beaux génies travaillaient, me faisait éprouver à mon âge.

Le passé hérite de tout l'intérêt qu'on a plus pour l'avenir. Et puis je crois beaucoup à l'influence des aspects sur les idées. Il est certain que dans le val de Port-Royal il faut penser à Dieu plus qu'aux hommes.

Je t'ai bien regretté là, comme partout où l'on peut rêver, et oublier les mesquines agitations du beau monde.

Mr de Silvy, un vieillard de 81 ans, a recueilli ce qui reste de Port-Royal. Pour en conserver un peu le souvenir, il a planté des peupliers sur la place des murs de l'église, et le dessin en croix de la nef et du choeur est remplacé par ces murailles vertes qui s'inclinent sous le vent. Il y a quelque chose de poétique dans cette manière de conserver la place d'un édifice élevé à Dieu.

Enfin, après avoir regardé tout ce que ce lieu offre d'intéressant, je suis revenue dîner dans cette immense salle à manger qui a entendu les bonnes plaisanteries de Mme de Sévigné, et celles bien moins honnêtes du Régent qui venait souvent faire de joyeux soupers chez la comtesse de Fargis. Ce dîner de 29 personnes était fort bon. Un feu du temps de Louis XIV nous attendait dans ce qu'on appelle le petit salon, lequel à trente pieds carrés et je suis revenue à minuit par un clair de lune admirable [...].

   

Sophie Gay

   

Lettre appartenant aux archives Détroyat
communiquée par C.A.Morgan

     
     

Gay (Sophie Nichault de La Valette, Mme Sigismond)

Marie Françoise Sophie Nichault de La Valette, est née le 1er juillet 1776 à Paris.
Issue d'une famille ruinée par la Révolution, elle avait épousé en 1791 un riche financier, Gaspard Liottier, de vingt ans son aîné. Pendant le Directoire elle fut une femme à la mode, recevant dans un brillant salon. En 1799, elle rompit avec son mari, conservant la garde de ses trois filles ; peu après elle se remaria avec Jean Sigismond Gay (1768-1822) qui devait devenir sous l'Empire, receveur général au département de la Roër, et qui lui donna trois enfants : Delphine, la future Mme de Girardin ; Bernandine-Isaure et Edmond. Elle adopta également une fille de son mari, Elisa-Louise, future comtesse O'Donnell. Elle fit son début dans les lettres en prenant la défense de la Delphine de Mme de Staël. La même année elle publia Laure d'Estell (Pougens, 1802), roman où elle mettait en scène, et non à son avantage, Mme de Genlis. Tantôt à Paris, tantôt à Aix-la-Chapelle auprès de son mari, elle réunissait autour d'elle une société brillante. Elève de Méhul, elle composa des romances sentimentales qui furent à la mode.
Léonie de Montbreuse (Renard, 1913), Anatole (Firmin-Didot, 1815), oeuvres gracieuses et romanesques, les Malheurs d'un amant amoureux (1818-1823), livre où revit la société du Directoire, le Moqueur amoureux (1830), un Mariage sous l'Empire (1832), la Duchesse de Châteauroux (1834), tels furent ses autres romans. Elle a laissé, en outre, des opéras-comiques et des comédies, dont une, le Marquis de Pomenars (1820) obtint du succès.
En 1833-1834, elle dirigea les Causeries du Monde. En dépit d'une situation financière assez difficile, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, son salon ne cessa pas d'être fréquenté par les plus grands écrivains et artistes de son temps.
Sophie Gay passera les dernières années de sa vie à Versailles, et mourut à Paris à l'âge de soixante seize ans le 5 mars 1852.

Sophie Gay, crayon par J.B Isabey

   
     
       
     

Delphine Gay, Madame Emile de Girardin

Née à Aix-la-Chapelle le 26 janvier 1804, morte à Paris le 29 juin 1855.
Elle connut au sortir de l'adolescence une véritable gloire ; sa beauté, ses dons poétiques lui valurent le surnom de Muse de la patrie. Grâce à sa mère qui recevait beaucoup, elle fit la connaissance de l'élite du début du XIXe siècle. Elle fut l'amie d'enfance de Napoléon III.
En 1822, Alfred de Vigny s'éprend d'elle. C'est l'année où elle obtint un prix académique pour un petit poème intitulé : les Soeurs de sainte Camille ; elle publia alors des meilleurs morceaux poétiques : Madeleine, Ourika (1824) ; le Bonheur d'être belle (1825) ; le Sacre de Charles X, qui lui valut une pension ; la Mort de Napoléon, la Mort du général Foy, qui lui attribuèrent les sympathies des libéraux.
Ces premiers vers, qu'on trouve réunis dans Essais poétiques (1824) et Nouveaux essais poétiques (Canel, 1825), se font remarquer par une élégance brillante et classique.
En 1826-1827, elle fit un voyage en Italie, et fut couronnée au Capitole. Elle composa de nouvelles poésies élégiatiques : le Retour, Palerme, le Dernier jour de Pompéi, et surtout Napoline (1833), qui dénote l'influence de Musset.
Le 1er juin 1831, elle épousait Emile de Girardin (1806-1882), journaliste, fondateur de La Presse et député de Bourganeuf (Creuse). Dès lors son salon éclipsa celui de sa mère. En tête de liste des habitués, figuraient Victor Hugo, Alfred de Musset, Théophile Gautier, Frédéric Soulié, la duchesse d'Abrantès, Marceline Desbordes-Valmore, Louis Ganderax, Alphonse de Lamartine, Jules Janin, Jules Sandeau, Franz Liszt, Alexandre Dumas (père), George Sand, Fortunée Hamelin.
Elle se montra pour son mari une collaboratrice précieuse, publiant dans la Presse des articles de critique d'une malice vive et spirituelle : telles furent les Lettres parisiennes, qui sous le pseudonyme du vicomte de Launay parurent de 1836 à 1847 en feuilleton. Ses poésies furent désormais inspirées par la politique : l'Epître à la Chambre, la Diatribe contre le général Cavaignac. On lui doit des romans : le Lorgnon (1831), le Marquis de Pontanges (1835), Contes d'une vieille fille à ses neveux (1832), Marguerite (1853), Il ne faut pas jouer avec la douleur (1855), la Croix de Berny (1846), en collaboration avec Méry, J.Sandeau et Théophile Gautier ; et des oeuvres dramatiques : l'Ecole des journalistes (1840), Judith (1843), Cléopâtre (1847), C'est la faute du mari (1851), Lady Tartufe (1853), La joie fait peur (1854), le Chapeau d'un horloger (1855).
Amie de Balzac, admirant sincèrement son oeuvre, elle lui consacra en 1836 un petit livre flatteur : la Canne de Monsieur de Balzac. Bien souvent, elle s'entremit entre Emile de Girardin et Honoré de Balzac sans parvenir à éviter la brouille finale. Balzac, en 1842, lui avait dédié Albert Savarus "comme un témoignage d'affectueuse admiration", dédicace biffée par lui sur l'exemplaire Furne de la Bibliothèque Lovenjoul à la suite de sa dispute avec Girardin.
Douée de beaucoup d'esprit, sans être dénuée d'une grâce mélancolique, Madame de Girardin, fut traitée en reine par les plus grands écrivains de son temps
.

Delphine de Girardin et Emile de Girardin

 
     
       
       
© Olivier Fauveau - 2003